Moi

Introduction.

Jean Le Brodeur dit Lavigne avait attrapé son nom de l'appellation de son métier : il était brodeur de vigne. Métier qui consistait, dans ce temps-là, à attacher les sarments de vigne sur des cordes horizontales superposées, de façon à ce que les rangs de vignes soient bien alignés, pour que le soleil puisse arroser de lumière les grappes de raisins qui pendent sur toute la hauteur du cep jusqu'au sol.

La vie n'était pas facile à Nieul-le-Dolent, - Niel dans le temps - en Vendée, au milieu des années 1600, en ces temps tourmentés et ravagés par les guerres de religion où catholiques et protestants s'entredéchiraient allègrement depuis des décennies. Le décor n'était que désolation et famine. C'est pourquoi, Jean-Baptiste le Brodeur dit Lavigne, fils du prénommé, décida d'aller tenter sa chance en Nouvelle-France. Aussi s'embarqua-t-il à Larochelle sur un bateau en partance vers ce pays d'espérance en 1680.

L'histoire ne dit rien sur ce qu'a pu être cette traversée de l'Atlantique, sur les coquilles de noix du temps. Toutefois, au bout de plusieurs semaines, il finit par aboutir sur la Terre Promise. Après avoir séjourné quelque temps dans la seigneurie de Repentigny en 1681, il s'installa à Varennes où il épousa Marie-Anne Messier et devint avec elle l'ancêtre d'une longue lignée de Brodeur et de Lavigne. Sans pour autant mépriser les cousins Lavigne, je ne m'arrêterai que sur la descendance Brodeur parce que c'est de celle-là dont je fais partie.

De Jean-Baptiste en Christophe père, en Christophe fils, en Joseph, en Alexis, en Prime, en Joseph et en Théodore, on en arrive au p'tit Raymond que j'ai été dans mes jeunes années. Mais la lignée des Brodeur ne s'arrête pas à ces quelques noms. Il existe une multitude de cousins à divers degrés, tant au Québec qu'aux États-Unis, dont je ne connais qu'un nombre infime.

Jusqu'ici, j'ai voulu tout simplement me situer dans cette lignée pour que mes descendants sachent où se relier. Trêve donc de généalogie légère pour me concentrer sur le sujet fascinant de ce livre, c'est-à-dire: MOI !



Chapitre 1

Théodore, mon père, a connu Laurina Girouard, ma mère, parce qu'il possédait un cheval et un buggy. Un de ses amis, en effet, avait un oeil sur Laurina, mais n'avait pas de moyen de transport pour se rendre de Ste-Théodosie à St-Antoine-sur-Richelieu pour la fréquenter. Il avait donc demandé à Théodore d'être son "chauffeur".

Théodore fit ainsi connaissance avec la famille Girouard. Et il ne mis pas grand temps à constater que Laurina ne nourrissait pas une flamme très ardente envers son prétendant. Alors, il s'approcha d'elle discrètement et lui glissa à l'oreille : "J'pourrais-tu venir te voir?" Elle lui répondit sans l'ombre d'une hésitation : "N'importe quand".

C'est ainsi que le prétendant anonyme disparut des annales du temps, et que Théodore entreprit une cour aboutissant à un succès sans équivoque, puisqu'au cours de l'automne suivant, ils se marièrent. Neuf mois plus tard pile, le 31 août 1935, j'étais au rendez-vous de ma naissance.


Chapitre 2.

Les premières années de mon existence furent marquées par quelques frayeurs mémorables. La première: le moulin à battre. Le moulin à battre, c'est l'ancêtre de la moissonneuse-batteuse, cette énorme machine que l'on voit dans les champs de céréales, au temps de la récolte. A la différence de la moissonneuse-batteuse qui fait tout le travail en une seule opération, le moulin à battre exigeait que l'on ait préalablement coupé et engrangé la céréale à récolter avant l'opération de séparation du grain et de la tige.

Trêve d'explications, revenons à ma première découverte du moulin à battre. Quand je le vis pour la première fois, je jouais dehors avec Pauline, et il était rendu devant la maison de Louis Jacques, notre voisin. Je n'en voyais qu'une gueule béante avalant l'espace qui la précédait, et qui suivait de près le tracteur de Paul-Émile Palardy.

Fort de mon courage, je saisis promptement la main de Pauline pour l'entrainer dans la maison afin de la protéger du monstre. Elle n'avait que deux ans et n'était pas consciente du danger. Mais moi, j'en avais quatre. Je savais. Je l'amenai s'assoir avec moi sur la première marche de l'escalier, au bout de la machine à coudre de maman. Là, nous étions en sécurité, mais quand même avec une certaine anxiété, car le bruit du tracteur s'intensifiait de plus en plus. Puis tout à coup, le silence se fit. Il fallait vérifier si le monstre avait vraiment disparu. J'allai glisser un oeil par la fenêtre de la porte. Horreur, il était allongé devant la grange, toujours avec sa gueule effrayante, en attente de pouvoir assouvir sa rage de bouffer. Il ne fallait pas s'en approcher.

Et ce fut une expérience terrifiante que de le voir activer ses mandibules et se trémousser dans tous les sens en émettant des bruits traumatisants, quand le tracteur alla s'installer en face de lui au bout d’une longue courroie,  comme pour le narguer. Mais la curiosité finit par vaincre la frayeur, et je m'approchai de la fenêtre pour voir ce qui se passait. Il broyait sans ménagement et avalait les bottes d'avoine que papa lui servait. Papa était bien brave de se tenir si près de lui. Quant à moi, je préférais rester en sécurité dans la maison.

A quatre ans, je n'étais pas très fort en ornithologie. N'importe quel oiseau était un oiseau, sans plus de distinction. Mais pas les corneilles. Avec leur vol de sorcière et leurs croassements diaboliques, elles m'interpelaient personnellement. Heureusement que j'avais toujours à ma disposition ma retraite sécuritaire, sur la première marche de l'escalier, au bout de la machine à coudre de maman. Ce n'est qu'après une longue et pénible expérience que j'ai compris qu'elles poursuivaient leur chemin en m'ignorant avec une hautaine indifférence, au lieu de fondre sur moi, griffes et bec aiguisés.

Par extension, les avions aussi m'effrayaient, d'autant plus que leur croassement à eux était continu. Je me suis guéri de leur peur en même temps que de celle des corneilles. Et pour les mêmes raisons.


Chapitre 3.

Mais tout n'était pas que frayeur et anxiété en ces temps de ma vie. Il s'agissait d'évènements intenses mais sporadiques. La vie coulait en bonheur limpide entre maman et papa, jusqu'à ce que vienne le moment de quitter le nid pour découvrir le monde de l'école. J'avais atteint l'âge de six ans le 31 août, comme il se doit. Septembre était trop proche, et mes parents décidèrent que j'étais encore un peu trop jeune pour affronter ce monde. Maman avait été maitresse d'école dans une vie antérieure à celle à laquelle j'appartenais. Elle commença à m'apprendre à lire, à écrire et à compter, à la maison, en me faisant cheminer de façon parallèle à ceux qui fréquentaient l'école. On décida que j'étais prêt à me joindre à ces derniers au début du mois de mai suivant.
Je n'ai donc fait que deux mois de première année à l'école.

Maman avait recommandé à Jean-Paul, mon cousin qui avait trois ans de plus que moi et qui était notre voisin, de veiller sur moi tant pour le parcours d'un mille à faire à pied matin et soir que pour mon bon comportement à l'école. Jean-Paul prit cette responsabilité au sérieux. Au début. Mais un jour - en classe je partageais son banc - il prit mon ardoise et y dessina une vache, la queue en l'air avec des cacas qui tombaient de son derrière. Il me dit : "Va montrer ça à la maitresse". Une voix intérieure me disait que ce n'était pas une bonne idée, mais, étant docile de nature, et ayant une confiance inouïe en Jean-Paul, je me soumis à son insistante recommandation. Je me levai, me dirigeai vers le bureau de la maîtresse, Julia, avec mon ardoise. L'accueil fut explosif. J'ai eu droit à un coup de règle sur les doigts et à l'humiliation d'un séjour à genoux dans le coin de la classe. C'est de cet endroit que j'ai décrété que Jean-Paul n'était plus mon ange gardien.

Ce cher Jean-Paul déployait une imagination débridée quand il s'agissait d'inventer un mauvais coup. Un jour, quelques années plus tard, avec un complice, il attrapa une grenouille sur les bords du ruisseau. Il lui inséra une paille dans le derrière et entreprit de la gonfler comme un ballon. Quand il eut accompli son méfait, il la rejeta à l'eau et la regarda dériver au fil du courant. "La maudite, a flotte !".

Nous étions quatre enfants à la maison. Pauline et moi, les "grands", Claude et Hélène, les "petits". Et c'était souvent la guerre entre les deux clans. Un jour, nous nous préparions à nous mettre à table. Pour je ne sais quelle raison sans doute justifiée, Claude me lança le linge de table à la figure. En retour il eut droit de ma part à une mornifle sur la margoulette. Évidemment il se mit à pleurer, ce qui alerta mon père. Celui-ci en s'enquérant de la raison de ses pleurs, découvrit qu'il saignait du nez. Alors il m'empoigna par un plema (plumeau en bon français) et je montai l'escalier vers ma chambre sans toucher aux marches. Cette fois-là, je fus perdant, mais à ce jeu, nous avons eu chacun notre tour. Par contre, j'avais l'impression que mon tour venait plus souvent, parce que j'étais l'aîné et que je devais donner l'exemple.

Dès mon très jeune âge, j'ai commencé à inventer mes jouets. Les jouets achetés, ça n'existait pas dans ce temps-là; du moins pas dans le monde où nous vivions. Mon oncle Arthur, au cours de ses mémorables "histoires dans le temps de pépère", où en fait il nous racontait sa vie d'enfant, nous avait dit qu'il s'était inventé un "span" de chevaux avec deux becs de canards (bouilloires) cassés qu'il attelait à une boite de carton avec de la corde. Ayant développé un niveau d'inventivité passablement élevé pour mon âge, je me suis bâti des tracteurs, des camions, des voitures à foin, des chargeurs à foin, des presses à foin que j'utilisais en "faisant les foins" quand papa coupait le gazon autour de la maison. A titre d'exemple, voici une vieille photo de mon dernier tracteur avec sa voiture à foin :

Mes tracteurs et camions avaient un volant qui faisant tourner les roues avant vers la droite et la gauche et mon dernier camion comportait une manivelle qui faisait lever la benne. C'était un vrai camion dompeur. L'hiver, j'installais une charrue à neige de mon invention sur le devant de mon camion et j' "entretenais" mes chemins d'hiver dans le champ, derrière le hangar. Or un jour, Jean-Paul s'invita avec le veau qu'il avait dompté, à venir promener son veau dans mes chemins. Évidemment, les pattes effilées du veau défonçaient la mince croute de verglas cachée quelques pouces sous la surface de la neige. Quand il eut fini de massacrer mes chemins, il s'en retourna chez lui avec son veau, en riant sous cape de me voir furieux. J'en fus quitte pour me tracer de nouveaux chemins. Je ne veux tout de même pas dénigrer Jean-Paul outre mesure. Je l'aimais bien malgré tout et nous avons beaucoup joué ensemble.

A propos de mes constructions de camions, tracteurs et accessoires, papa disputait bien un peu parce que je gaspillais ses plus belles planches de bois blanc et ses clous à bardeaux, mais j'ai aujourd'hui la conviction que secrètement il était bien content de me voir développer mes habilités. À l'âge de 14 ou 15 ans, j'ai même construit une tondeuse à gazon avec un moteur électrique, une plateforme de bois et les roues d'une voiturette de mon enfance qui avait rendu l'âme. Cette tondeuse a servi jusqu'à ce mon père vende sa terre et fasse encan pour prendre sa retraite, et elle s'est vendue à l'encan pour 5,00$.


Chapitre 4.

Depuis les plus lointains souvenirs dont je puisse me rappeler, je retiens que mes parents disaient à qui voulaient l'entendre : "Raymond va faire un prêtre". Si bien que cette perspective s'imprégna profondément dans mon jeune cerveau malléable, et finit par s'y installer comme allant de soi. Vers l'âge de six ou sept ans, mes parents m'avaient même donné en cadeau de Noël un autel et tout l'équipement nécessaire pour "dire" la messe. Je disais des "Dominus vobiscum" entre quelques génuflexions et Pauline répondait "Et cum spiritu tuo" à chacun d'eux, tout en veillant à ce que Claude et Hélène, l'assistance, conservent un minimum d'attitude convenable pour la circonstance.

Je passai donc mon enfance sans me poser de question au sujet de mon avenir, c'était un cas réglé. Lorsque rendu en huitième année à l'école du village, un révérend et saint père recruteur, rempli de bonne volonté et de zèle missionnaire, se pointa un jour à l'école et demanda à chacun d'écrire sur un papier ce que nous voulions faire plus tard dans la vie. Je sais aujourd'hui pertinemment qu'il se foutait éperdument de ceux qui déclarèrent vouloir devenir cultivateur ou vétérinaire, mais qu'il était disposé à se réchauffer rapidement s'il trouvait un papier sur lequel était écrit le mot "prêtre". Or il en trouva un. C'était le mien... Trahison du secret. D'abord envers le curé, qui lui-même s'énerva suffisamment pour aller en parler à mon père.

Celui-ci, je n'en doute pas, en fut tout d'abord heureux, mais dut constater rapidement qu'il n'avait pas les moyens de me payer un cours classique. Qu'à cela ne tienne. Par l'intermédiaire du curé, un bon paroissien, célibataire et considéré comme riche, avait déjà pensé que ça pourrait l'aider à gagner son ciel que de payer les études de p'tits gars qui voulaient se diriger vers la prêtrise. Et ainsi fut fait. En septembre suivant, à l'âge de treize ans, au lieu d'entreprendre une neuvième année à l'école du village, je me pointai, passablement anxieux, au Collège de St-Jean pour une longue croisière de sept ans de pensionnat, avec sorties vers ma famille à la Toussaint, à Noël, à Pâques, et pour les grandes vacances d'été.

Maman est décédée suite à une longue maladie, un an avant mon entrée au collège. Ce fut un grand vide. Mais sûrement pas aussi grand pour moi que pour Pauline, Claude et Hélène, qui ont eu à vivre au milieu de ce vide plus longtemps que moi. J'évoluais dans le cadre du collège, et j'y ressentais moins l'absence de maman. J'étais toujours très heureux quand arrivait une vacance, afin de me retrouver à la maison, mais de plus en plus, au fur et à mesure que les années s'écoulaient, en quelques jours, je commençais à avoir hâte de retourner au collège. Une distance s'installait entre moi et mes anciens compagnons d'école. Nous n'étions plus sur la même longueur d'onde, et cette distance me peinait.

J'ai été heureux au collège. Je réussissais bien et le milieu était stimulant. Au gré des années, je m'y suis fait des amis. Parmi eux, les collègues de classe avec qui je cheminais sont devenus au fil des années de véritables frères. Et cette amitié a perduré au-delà du temps de collège, et est encore vivante aujourd'hui.

Le premier vrai dérangement dans ma vie tranquille de collégien survint quand un jour je découvris que des filles ça existait et que ça devenait attirant. Il était temps : j'étais rendu à dix-sept ans. Mais en même temps, il fallait résister, parce que je devais devenir prêtre. Je dis bien "devais". C'était devenu une conviction profonde et inébranlable. Selon l'affirmation des pères prédicateurs de retraites annuelles au collège, il était évident que si nous n'avions pas de contre-indication flagrante, telle, par exemple, qu'avoir commis un meurtre, nous avions nécessairement la vocation, et que ce serait faire offense à Dieu que de s'en détourner. C'est ainsi que le clou de la vocation sacerdotale était de plus en plus solidement enfoncé dans ma cervelle.

Mais le dérangement devint brutal quand, quelque mois plus tard, sans préavis, je découvris "la" fille, celle qui faillit me faire rater mon année scolaire tellement elle me faisait rêver. Dans je ne sais quelle circonstance, elle et ses compagnes de l'école normale étaient venues visiter le collège. C'était sûrement pendant une heure de cours, car personne d'entre nous ne les a vues. Au cours de leur visite, elles se sont promenées dans la salle d'étude, en fouinant dans nos bureaux, et "elle" a trouvé mon bureau et a écrit un petit mot sur mon dictionnaire. "Les normaliennes sont venues visiter", suivi de son prénom. Je fus très étonné de cette découverte, d'autant plus je n'arrivais pas à situer qui elle pouvait bien être. Puis tout à coup, la lumière se fit, et j'ai réalisé que c'était une fille de mon patelin avec qui j'étais allé à l'école. Mais malgré le choc de la découverte de nouveaux sentiments, le devoir sut garder la direction vers ma destinée et je me suis refusé de rencontrer des filles, celle-là et toutes autres, par crainte de trop m'attacher.

Un autre tsunami faillit terrasser ma vocation rendu en philo II. J'y ai connu un professeur extraordinaire, qui ne faisait pas qu'enseigner les sciences, mais qui avait un art de nous apprendre à réfléchir. En section B, (section sciences, dans laquelle je m'étais inscrit), nous n'étions que six. Et il nous faisait parfois ce qu'il appelait des cours de digression. Il nous parlait de tout sauf de la matière du cour. Il était fascinant. J'ai eu un jour, beaucoup plus tard, l'occasion de lui dire : "Après mon père, vous avez été l'homme qui a eu le plus d'influence dans ma vie". Il eut un moment de silence, et j'ai perçu son oeil devenir humide. Salut, Léon-Maurice !

Les réflexions que cet homme ont suscitées en moi, m'ont amené à prendre conscience que j'avais un immense attrait pour tout ce qui concerne les sciences, et en même temps une profonde horreur pour le genre de philosophie qu'on nous enseignait. Je pressentais également que la théologie avait beaucoup d'affinité avec la philosophie - et je peux ajouter aujourd'hui, avec beaucoup moins de rationalité.

La question devenait : ai-je vraiment envie de faire quatre ans de théologie, de m'en aller vers une vie dans le clergé, avec des activités de ministère. La vie de prêtre me paraissait triste à côté de ce que ça aurait pu être ailleurs. Mais j'avais toujours cette perception que j'étais destiné à cette vocation, que ce serait de l'infidélité - que dis-je, de la trahison - que d'abandonner. J'étais pris par la conscience. Et, à coup de volonté, j'ai gardé le cap.

Pourtant, le jour de ma prise de soutane, - dans le temps, devenir prêtre, ça commençait par la soutane - j'ai passé la journée renfermé dans ma chambre, à pleurer. J'avais l'impression d'aller m'enterrer vivant. Mais encore là le sens du devoir triompha. Si j'étais arrivé là où j'en étais, c'était parce que j'y étais prédestiné. J'entrai donc au Grand Séminaire.


Chapitre 5.

Le Grand Séminaire. Mélange de moments heureux et de vision d'avenir gris, le tout vécu dans un contexte fermé, surchauffé, tendu vers l'aboutissement final, l'ordination sacerdotale. La motivation y était entretenue de façon soutenue par des conférences spirituelles quotidiennes, des activités liturgiques régulières et l'encouragement des directeurs spirituels personnels. J'en ai eu un qui passait pour être un saint homme. Un jour je lui ai fait part de mes inquiétudes face à la vie qui serait la mienne en tant que prêtre. Il a balayé mes appréhensions du revers de la main: c'était une tentation du diable pour me détourner de ma voie.

Je ne veux pas m'étendre d'avantage sur ce sujet pour le moment. C'est comme si cela s'était passé dans une autre vie. J'y reviendrai plus tard. Mais j'ai fini par passer à travers et à être ordonné. Ce fut une cérémonie grandiose qui fit l'honneur de Ste-Théodosie qui voyait sa deuxième ordination en son église.

Après l'ordination, j'ai pu jouir de quelques jours de vacances passées chez mon père. Au bout de deux semaines, j'ai reçu une lettre de mon évêque m'annonçant mon assignation à une fonction. Je m'attendais à être envoyé comme professeur au collège, ou à être nommé vicaire dans une paroisse. J'ouvris la lettre et je faillis tomber en bas de ma chaise : "Par les présentes, Nous vous nommons Notre secrétaire personnel". A la fois épeurant et exaltant. C'est une éventualité que je n'avais jamais examinée. Grande marque de confiance, donc valorisant. Mais en même temps, que de l'inconnu. J'abordai la tâche avec la conviction que je devais avoir la grâce d'état.

Mgr Gérard-Marie Coderre était un homme extraordinaire. Reconnu comme avant-gardiste parmi les évêques du temps, et en même temps muni d'un caractère déroutant, capable de grandeur d'âme, de bonté, de compréhension, mais aussi de colères épiques, de remontrances exagérées, et de paternalisme accaparant, avec un retour pénitent en excuses aussitôt que s'affaisse l'ébullition de la soupe au lait. Chaque fois qu'un de ces excès me désignait comme victime, j'en étais étourdi, incapable de réagir. Et il avait l'art de venir s'excuser juste au moment, cinq minutes plus tard, où je commençais à mon tour à grimper dans les rideaux. Pas le choix alors, ma colère naissante devait se dégonfler sans s'être assouvie. Un jour j'en ai eu assez. C'était un matin où je me présentais comme à l'habitude à son bureau avec son agenda pour programmer la journée. Je ne sais plus à quel sujet, probablement un engagement que j'avais pris pour lui, comme cela devait arriver de temps en temps, il me tombe sur la tomate sans préavis. Après avoir subi ses foudres quelques instants, la moutarde me monta au nez plus vite que d'habitude. Je pris la pile de documents que j'avais apportés, les soulevai au bout de mes bras et les rabattis violemment sur le bureau, je tournai les talons, claquai la porte, ramassai les clés d'une auto et disparu pendant trois jours. Quand je revins, il me fit bien une petite scène, mais sur une octave moins élevée. Par la suite il me considéra toujours avec plus de respect.

J'ai occupé ce poste pendant quatre ans. Plus le temps passait, plus je constatais qu'un cancer intérieur me rongeait. Je devenais dépressif de plus en plus. Je voyais ma vie comme un long tunnel sans issue. Et il était impossible d'en sortir. J'étais prêtre pour l'éternité, et la prêtrise, ça ne se trahit pas. Sinon c'est l'enfer. A certains moments particulièrement creux, j'ai pensé au suicide, mais ça aussi, c'était l'enfer assuré. Donc pas d'issue. Une série de rencontres avec un psychiatre ne m'a valu que d'être bourré de valium.

Dans ce contexte, j'ai suivi une session de formation en réalisation radio et télévision à Radio-Canada. C'était de mise, dans le temps pour l'Église, de mettre la main sur les média de communication pour moderniser la diffusion du message chrétien. Comme j'avais eu l'occasion de me familiariser un peu avec la radio, étant responsable des commentaires de la grand'messe du dimanche radiodiffusée à partir de la cathédrale, j'étais tout désigné pour participer à cette nouvelle mission. J'ai abordé Radio-Canada avec une grande sérénité vu que j'étais noyé dans le valium. Mais faut croire que j'ai bien fait ça parce que j'ai reçu une offre d'emploi de la part de Radio-Canada. Offre que j'ai dû refuser naturellement, vu que j'étais en service commandé. Mais cela a fait un petit velours quand même.

Sur les entre-faits, la direction de CHRS, station de radio de la Rive-Sud, annonce à l'évêché qu'elle retirait de l'horaire la diffusion quotidienne du chapelet, que j'animais à l'occasion à la place de l'évêque quand ce dernier était absent. Mais on offrait de laisser le même temps d'antenne pour une autre émission religieuse qui serait plus adapté au temps présent. Et voilà que je sortais tout juste de Radio-Canada avec un diplôme en réalisation... Alors devinez...

J'ai donc passé l'été suivant à préparer des émissions à l'avance pour ne pas être pris à court d'inspiration. L'émission que j'avais concoctée était constituée d'un court thème musical, de l'annonce de l'émission: "Trois gouttes de Lumière", du début d'une chanson autant que possible tirée du Hit Parade, d'une réflexion sur la chanson, de la suite de la chanson, terminée par un thème musical de fermeture. Le tout d'une durée de cinq minutes.

Quand je me suis présenté chez le directeur de la programmation à CHRS avec une bobine préenregistrée pour fin d'évaluation, ce dernier a commencé par me regarder d'un drôle d'air, et il me dit "Mettez ça sur le bureau, je vais écouter ça plus tard". Et je suis reparti. Le lendemain, il me rappelle avec une voix toute différente: "Quand voulez-vous commencer?"

Le soir, CHRS n'était pas en onde. Je me rendais alors dans la discothèque de la station, je sortais des rayons une pile de disques de chansonnettes que je passais à tour de rôle sur une table tournante pour vérifier si l'une des "tounes" ne m'inspirerait pas une réflexion. Quelques instants d'écoute sur chaque plage me permettait de décider : je garde ou je ne garde pas. Après, je retournais chez moi avec ma pile de disques sélectionnées, et je faisais jouer et rejouer chaque plage jusqu'à ce qu'une inspiration vienne. Je passais en moyenne cinq heures par jour pour préparer mon cinq minutes quotidien.

Je commençais à me demander si tous ces efforts en valaient la chandelle, quand j'ai reçu une invitation à participer à une rencontre d'animateurs d'émissions religieuses. C'était organisé par un groupe de jésuites, à Montréal, qui produisait l'émission "Témoignages" sur un réseau de trente-cinq postes de radio francophones de Moncton à Saskatoon. "Témoignages" était une émission d'interview de diverses personnalités, d'une durée de dix minutes, sur des thèmes religieux. Les réputés pères Émile Legault et Marcel-Marie Desmarrais faisaient partie des invités à la rencontre. On demanda à chaque participant de présenter son émission pour fin de discussion et d'échange. J'avais à cette fin apporté un enregistrement de l'une de mes prestations. Au dire des participants, j'avais trouvé un style nouveau et excitant, pour ne pas dire révolutionnaire et avant-gardiste. La preuve en est que le directeur de l'émission "Témoignages" me proposa de me joindre à eux pour remplacer sur leur réseau leur émission par la mienne. Rien de moins. Et ça a marché pendant presque un an.

Mais au bout d'un an, moi je ne marchais plus. J'étais brûlé, déprimé, au fond de la cale. Année sabbatique, sans responsabilité. Et cette année a commencé avec une résidence entre deux chaises; c'est-à-dire que je devais laisser ma chambre au presbytère Notre-Dame-de-la-Garde, à Longueuil, au nouveau vicaire qui me remplaçait, et que je ne pouvais pas encore aller loger au presbytère de St-Hubert, vu que le nouveau curé qui me prenait sous son aile ne prendrait possession de sa cure qu'au mois de septembre. Nous étions au mois de juin. Alors j'ai passé l'été sous la tente, campé sur un terrain vacant sur les bords du lac Brome.

Je n'y étais pas complètement seul puisque des confrères venaient m'accompagner assez régulièrement. Mais j'y a connu de grands moments de solitude, et ce n'est pas nécessairement la meilleure chose à vivre quand on est en profonde dépression. Par contre j'y ai vécu aussi des moments réconfortants grâce à l'amitié des confrères qui venaient passer quelques jours avec moi au fil de leurs vacances. Un jour où nous étions plusieurs, on avait décidé de diner avec des crêpes. J'étais le chef désigné et je faisais des crêpes. J'étais étonné de l'appétit vorace de mes convives. "Emmènes-en des crêpes ! " ... Quand j'avais le dos tourné, ils les lançaient dans le bois par-dessus l'épaule et en redemandaient... Je ne l'ai su que deux ans plus tard...

A compter de septembre, j'ai logé au presbytère de St-Hubert, sans responsabilité attitrée. Je rendais service au besoin, et j'ai produit quelques sermons du dimanche, dont un, le dernier que j'ai fait, où, si l'on peut dire, je me suis déchainé. Les lectures de la messe portait sur la fin du monde avec les cataclysmes décrits dans l'Apocalypse. Ce que j'ai dit en gros, c'est que ça n'avait pas de maudit bon sens que tout d'un coup, sur un coup de tête, Dieu décide de faire table rase de sa belle création. On aurait entendu voler une mouche dans l'église. D'après ce que j'ai entendu dire après, il parait que le monde a aimé ça.

Un an à ne rien faire, c'est long. A la fin de cette année, j'ai demandé que l'on assigne quelque chose. Je suis retourné à l'évêché comme vice-chancelier. Titre soporifique qui camouflait des tâches administratives. Au bout d'un an de ce régime pas des plus excitants, j'ai obtenu la permission de m'inscrire à l'Université de Montréal, en mathématiques, dans l'idée, éventuellement, d'aller enseigner les maths au collège. Pas facile ça non plus. Il fallait rattraper le temps perdu, récupérer l'évolution parcourue depuis douze ans, et revigorer mes anciennes notions de maths du collège, pour aller chercher un baccalauréat en mathématiques. L'Université m'a accepté à condition que je m'inscrive à des cours de rattrapage durant l'été, et que je les réussisse. J'ai passé par la peau des dents. Lors du premier cours le professeur nous présente un résumé succinct de la théorie des ensembles. C'était du remâché pour tout le monde. Moi, j'en entendais parler pour la première fois. Il fallait apprendre à ramer...

Déjà durant mon séjour à St-Hubert, j'avais entrepris une longue série de rencontres périodiques avec un psychologue. Très pénibles, ces rencontres. Le psy ne disait rien. Il fallait que ce soit moi qui déballe mon sac. Et lui tout ce qu'il disait, c'est : "Qu'est-ce que vous en pensez? " Ou bien il répétait ma dernière phrase pour que j'en rajoute au bout.... Très pénible. Mais ce fut le début de la libération. L'avenir a commencé à changer de couleur le jour où j'ai accepté de me dire: "Ça se pourrait-tu que je ne sois pas à ma place". Question que j'avais jusque-là refusé absolument de me poser, parce qu'il m'apparaissait inévitable qu'une réponse positive à cette question aboutissait à l'enfer. Mais un jour, au bout d'un an à parler tout seul en face du psy et à bout de ressource pour l'éviter, j'ai osé poser la question. En faisant bien attention toutefois à ne pas présumer de la réponse. Mais tout de suite après avoir accepté la question, en sortant du bureau du psy, j'ai eu l'impression que l'avenir était moins bouché. J'ai été capable de prendre une grande respiration.

Au cours des rencontres suivantes, même si la question demeurait un défi épouvantable, j'avais l'impression que l'air respiré avait meilleur goût. Il a fallu beaucoup d'autres rencontres, à parler avec quelqu'un qui ne parlait pas, pour en arriver à me dire, "Oui, ça se pourrait peut-être que je ne sois pas à la bonne place". Et beaucoup plus tard encore , à me dire : "Non ça ne se peut pas que le prix à payer pour avoir fait une telle erreur soit l'enfer".

Mais il restait à prendre la décision. Pas facile dans les circonstances à cette époque que les jeunes d'aujourd'hui peuvent difficilement imaginer, tellement l'encadrement religieux était puissant. Et après la décision, qu'est-ce que je deviens. Je n'avais pas de métier. Ma formation et mes connaissances ne me servaient à rien. Une licence en théologie, ça ne fait pas vivre gras. Le débouché le plus immédiat, après quelques cours d'appoint, aurait été l'enseignement, mais cette perspective ne m'intéressait pas. J'avais par contre un an d'étude de fait et à la fin de cette première année en mathématiques, l'université avait annoncé l'ouverture d'un baccalauréat en informatique. Forcément il y aurait de l'avenir là-dedans. A tout hasard je me suis inscrit à cette option.

Je voulais tout de même faire les choses honorablement et correctement. Je voulais obtenir une laïcisation en bonne et due forme. Je savais qu'en ce temps-là, avec le pape Jean XXIII, c'était devenu possible, même s'il fallait présenter des raisons extrêmement sérieuses. La première personne à qui parler de ma décision était mon évêque. C'est lui qui devait amorcer les démarches en vue de cette laïcisation. Il fut d'une humanité et d'un respect extraordinaire. Des confrères d'autres diocèses vivant des situations semblables n'ont pas eu autant de chance. Certains ont dû menacer de tout balancer par-dessus bord pour que ça démarre. On a fini par céder par peur des scandales.

J'appréhendais aussi l'annonce de ma décision dans la famille. Je prévoyais des réactions scandalisées. La première réaction a été délivrante. Celle de mon père. "Tu sais, je voyais que ça n'allait pas bien. Tu es assez grand pour savoir ce que tu fais. Tu seras toujours le bienvenu comme avant." Ouf ! Celle-là passée, les autres on pouvait se les mettre là où je pense. Mais chez certains oncles et tantes du côté de ma mère, j'ai été considéré avec gêne pendant un certain temps.

J'ai eu l'occasion de faire face à la musique à l'occasion d'un décès. C'était deux semaines après l'annonce de ma décision. Je me présente au salon funéraire en habit laïc. Immédiatement le silence se fait, suivi de quelques chuchotements, avec tous les yeux braqués sur moi. Je n'ai pas regardé, mais j'en étais sûr. Je me dirige le regard droit devant vers le cercueil et je m'y agenouille quelques instants. En me relevant, je me retourne et je me vois entouré par les cousins et cousines, fils et filles du défunt.

--"C'est tu vrai ce qu'on a entendu dire ? "
--"Oui"
--"Félicitations ! "

C'était des cousins et cousines iconoclastes !

Pour la génération précédente, j'étais suspect. Mais le temps a fini par aplanir les dunes.

Au-delà des malaises temporaires et occasionnels à vivre, il fallait préparer l'avenir. Donc, il fallait continuer l'université, réussir à tout prix, m'endetter pour étudier à plein temps pendant deux autres années. Je n'avais plus le choix, et ça devenait une question de vie ou de mort. Quel courage et quelle ténacité il m'a fallu. Mais devant l'obligation d'agir, on trouve le courage.

Heureusement, Mgr Coderre m'a généreusement alloué un prêt sans intérêt pour les besoins que je lui justifiais et que je maintenais au minimum vital. Et j'ai bûché, bûché, travaillé, étudié. Du matin à tard dans la nuit. Durant trois ans. Ma vie sociale était minimale. Je ne pouvais pas rater mon coup. Je devais réussir, et après douze ans d'absence d'étude, ça n'a pas été donné. Mais j'ai la fierté d'avoir réussi. Et je me suis empressé de remettre mes dettes à ceux qui m'avaient fait confiance. Je leur dois un grand merci.

J'ai parlé tantôt de la réaction bienfaisante de mon père à ma décision. En fait il avait eu le temps de préparer sa réaction. Je m'étais rendu chez lui un samedi soir pour le lui annoncer. Il n'était pas là. Seulement mon oncle Arthur. Mon oncle Arthur était presque un frère siamois pour mon père. Ils étaient tous les deux copropriétaires de la ferme. Pour une raison que j'ignore mon oncle était demeuré célibataire et il faisait partie de la famille à part entière. Papa, maman et mon oncle Arthur. La Sainte Trinité. Mon oncle Arthur, peu parlant, grand philosophe.

Je disais donc: mon oncle Arthur était seul à la maison.

--"Mon oncle, j'ai une grande nouvelle à t'annoncer".
--"Ah ! Oui ?"
--"J'ai demandé à Monseigneur de demander au Pape que je puisse ne plus être prêtre".
--"Ah !" Suit un long silence où je l'entends presque penser.
--"Tu ne porteras plus la soutane ?"
--"Non"
--"Ah !" Lentement, au moins cinq longues bouffées sur sa pipe.
--"Tu ne diras plus la messe ?"
--"Non"
--Ah !" Extérieurement, seule la pipe semble fonctionner.
--"Vas-tu pouvoir te marier ?"
--"Oui"
_"Ah !"

Et il y en a eu quelques autres comme ça. J'ai dû partir sans avoir pu parler à mon père. Je suis revenu le lendemain soir. J'avais la certitude absolue que mon oncle lui avait rapporté notre conversation avec les virgules aux mêmes places. Quand j'arrivai dans la cour, c'était l'heure du train, et mon père, m'ayant vu venir, était appuyé dans l'embrasure de la porte de l'étable. Et il me regardait m'approcher avec un sourire indéfinissable.
--"Comment ça va ?"
--"Très bien, et toi ?"
--"Oui"
--"Je suppose que mon oncle t'a dit que j'étais venu hier ?" C'est là qu'est venue sa phrase si réconfortante. Cher papa.


Chapitre 6.

Nouveau départ. Une chose au moins m'a aidé. Il n'a pas été difficile d'obtenir un emploi. Mais après mon arrivée à la Société des Alcools du Québec, j'ai vite constaté que je ne savais rien, malgré mon bacc. en informatique de l'Université de Montréal. Heureusement, l'université nous apprend à apprendre. On m'avait joint à un groupe de programmeurs et nous travaillions tous dans le même local. Quand il y avait des discussions entre les autres sur des questions de programmation, je faisais semblant de travailler, mais tout ce que je faisais réellement, c'était écouter ce qu'on discutait, pour apprendre. Et là aussi, j'ai réussi. J'y ai réalisé un système informatique dont je suis très fier et qui a servi la Société pendant de nombreuses années après mon départ.

En effet, je n'ai pas travaillé longtemps à la SAQ. Peut-être pas assez longtemps. Parce que c'était très valorisant. On travaillait sur du concret et on voyait les résultats. Je me rappelle, le lendemain de la fin du fameux projet dont je viens de parler, projet à l'échéancier course-contre-la-montre, nous étions, mes deux adjoints programmeurs et moi, dans la fenêtre du troisième étage sur la cour intérieure, au Pied-du-Courant, à regarder charger les camions à partir des listes produites par notre nouveau système. Nous avions sous les yeux le résultat tangible de notre travail. Euphorisant.

Mais peu de temps après, j'ai reçu un offre que je ne pouvais pas refuser. Un poste d'analyste en informatique chez Fiducie du Québec - Fiducie Desjardins depuis - avec une augmentation de salaire de 40 %. J'y ai travaillé vingt-cinq ans, dans diverses fonctions au service de l'informatique, comme analyste d'application, puis comme gestionnaire des secteurs de développement informatique puis de production informatique. J'ai eu aussi l'opportunité de m'initier à la micro-informatique en devenant responsable de l'équipe chargée des achats et de l'entretien du parc des micro-ordinateurs, ainsi que du support aux utilisateurs.

La réalisation qui m'a apporté le plus de satisfaction au cours de ma carrière chez Desjardins a été d'initier l'informatisation des formulaires. Deux ans avant le début de ma retraite annoncée, j'en avais ras le bol de la gestion et j'ai demandé à terminer mon temps dans des activités de techniques informatiques. Mon vice-président m'a déniché un poste au service du Marketing à m'occuper d'une base de données. Après quelques semaines je me suis rendu compte que cette tâche ne me demandait que vingt-cinq pour cent de mon temps.

Je ne voulais pas finir sur une tablette. Alors j'ai fait quelques recherches et j'ai découvert que le logiciel Lotus Notes que nous utilisions pour son courriel interne offrait beaucoup d'autres possibilités non utilisées, entre autre pour l'informatisation des formulaires. J'ai parlé de ça à mon patron et au directeur du service de l'informatique, et on m'a donné carte blanche. J'y ai travaillé pendant les deux dernières années avant ma retraite. Je faisais la programmation des formulaires, je donnais la formation sur leur utilisation et j'aidais les utilisateurs à s'y initier. C'est ce que j'ai connu de plus valorisant de toute ma carrière. Au moment de partir à la retraite, on m'en demandait encore, si bien que j'ai continué à créer des formulaires électroniques de chez moi, et même, au cours de l'hiver suivant, à partir de la Floride, dans le florida room de l'appartement, face aux palmiers et au lac adjacent. C'était le bonheur suprême !


Chapitre 7.

Ma vie n'a pas été que professionnelle, elle a aussi été humaine. Quelques jours après l'annonce publique de ma laïcisation, je me suis acheté un complet brun à carreaux rayés avec petite veste assortie, style Chapeau-Melon-et-Botte-de-Cuir à la British. Je tenais ainsi à afficher à la face du monde mon détournement du noir ecclésiastique que je commençais déjà à avoir en horreur. Dès ces décisions prises, je me sentis en mesure de dire au revoir à mon psy, en le remerciant chaleureusement de m'avoir permis de me libérer de mes démons et d'accéder à la liberté. Liberté que je ne cesse de développer depuis, et qui est devenue mon bien personnel le plus précieux. La plus grande liberté, à mon sens, est celle de pouvoir choisir ce qu'on pense être la vérité, jusqu'à pouvoir se foutre des anathèmes de ceux qui ne sont pas d'accord. En ce sens liberté rime avec honnêteté envers soi-même.

Ces grands bouleversements se sont produits durant ma deuxième année d'université. Au cours de l'été suivant, je décide un jour d'aller rendre visite à mon ancien curé hébergeur à St-Hubert. J'y retrouve là deux amies de longue date du curé, et que j'avais croisées à quelques reprises auparavant. L'une d'elle me dit: "Serais-tu intéressé à rencontrer une fille que je connais et que j'estime beaucoup?" Ce n'était pas encore une quête anxieuse pour moi, j'avais d'autres chats à fouetter pour le moment; mais, ma foi, pourquoi pas. Elle me donne le numéro de téléphone de Monique. Rendu chez moi, je l'appelle.

--" Bonjour, j'ai eu ton numéro par l'entremise d'une amie commune. Est-ce qu'on pourrait se rencontrer ?"
--"Oui"
--"Quand ?"
--"Ce soir ?"

Wow ! J'enfile mon Chapeau-Melon-Botte-de-Cuir, et je file vers Repentigny pour l'heure convenue. En arrivant à sa résidence, je constate qu'une auto est arrêtée dans le stationnement, et que Monique est en train.... d'éconduire un prétendant ! J'attends dans mon auto. Finalement, il s'en va, en me jetant un regard noir en passant devant moi. Je laisse la vie reprendre son souffle normal, puis je m'avance vers la porte et je sonne. Je n'ai pas à attendre longtemps et la porte s'ouvre.

Il ne faut pas ici s'attendre à des récits indiscrets. Tout ce que je dirai c'est que des perspectives jusque-là insoupçonnées et absentes de ma vie se sont alors éveillées en moi comme si je naissais de nouveau. Curieux destin, Monique aussi avait connu un séjour en communauté religieuse. Après quelques rencontres, Monique et moi avons trouvé un écho qui nous ressemblait dans une chanson de Jean Ferrat:


"Tout ce que j'ai failli perdre,
Tout ce qui m'est redonné
Aujourd'hui me monte aux lèvres
En cette fin de journée....
.......
Oui c'est beau, c'est beau la Vie."

Et nous avons vécu dans la trentaine ce que la plupart des gens découvrent beaucoup plus tôt. Quant au mariage qui allait faire suite l'année suivante, il m'est apparu pendant plusieurs mois comme un événement surréaliste. J'avais passé mon enfance, mon adolescence et ma vie de jeune adulte en ayant balayé cette éventualité à tout jamais. Je n'y étais pas préparé. Mais le retour à la vraie vie a fait son travail, et le jour de ma première paie, après la fin de mes études, j'ai demandé à Monique si elle était d'accord pour qu'on se marie. Ça dure depuis plus de quarante ans.

Nous avons passé de belles années. Nous travaillions chacun de notre côté, et les fins de semaine, l'été, nous partions en camping. Pour les vacances, nous descendions à Wildwood et campions sur le bord de la mer. Nous avions une tente à structure en tube de caoutchouc que je gonflais en replaçant une bougie du moteur de l'auto par une pompe minuscule qui insufflait de l'air sous pression dans les tubes. J'avais aussi construit des coffres en bois installés sur le toit de l'auto. Si bien que l'installation sur un terrain de camping se faisait en un temps record. Je m'amusais beaucoup de la curiosité des campeurs à nous voir faire.

Après trois ans passés ensemble à réapprivoiser la vie, et la vie de couple, nous avons convenu d'avoir un enfant. Ce qui fut dit fut fait, et neuf mois plus tard naissait Jacinthe. Grand bouleversement comme pour tout le monde, mais surtout immense bonheur. Je me rappelle la fierté que j'éprouvais quand je me promenais en la tenant par la main alors qu'elle avait trois ans et qu'elle était la plus belle petite fille au monde. J'avais envie de dire à tout le monde que je croisais : "C'est ma fille!"

J'ai toujours eu l'impression de n'avoir jamais su traduire mes sentiments de façon adéquate, mais ils n'en étaient pas moins là. Et Jacinthe a grandi, et pendant ce temps, moi, j'ai vieilli, bousculé par le travail et la routine quotidienne. Le temps passe et on ne s'en aperçoit pas. Puis tout d'un coup, on se réveille à la veille de la retraite. On regarde en arrière, et on voit tout le chemin parcouru et on se dit "Déjà ?".

Jacinthe est devenue adulte et devient maman à son tour. J'ai donc un petit-fils, Théo. Alors pour un temps, on retombe en enfance. Comme c'est merveilleux, un petit-fils. Ça nous redonne une raison de vivre à un moment où on commence à se demander s'il nous en reste une plus valable que de simplement profiter du temps de la retraite pour s'amuser. Pour moi, une retraite à s'amuser, ça n'a pas de sens. Il faut être utile à quelque chose, à quelqu'un.


Chapitre 8.

C'est sur ces questions qu'elle a commencé, la retraite. Après l'euphorie des contrats de travail exécutés sous le soleil hivernal de la Floride et le retour à la maison, arrive la vraie question : Qu'est-ce que je vais faire maintenant. Je ne me sentais pas pris au dépourvu. J'avais déjà derrière moi une longue habitude de hobbies et de bricolages qui pourraient devenir accaparants. Ébénisterie, fabrication (et dégustation) de vin, mais j'éprouvais le besoin d'aller au-delà de cela. J'en discute avec Monique. Elle me dit: "Si tu faisais du bénévolat à la St-Vincent-de-Paul ? Tu es bon bricoleur, et ils ont sûrement des besoins à combler". Cette idée me sourit. Je m'y pointe un bon matin dans le but d'offrir mes services pour réparer des objets reçus en don. On me passe une entrevue, et on me demande:

--"Que faisiez-vous comme travail ?"
--"J'étais informaticien"
--"Pardon!!! Bougez pas ! Attendez un peu!"
La dame s'absente et revient un instant plus tard avec le directeur et lui dit : "Devine donc ce qu'il faisait?... Informaticien !
--"Quoi ! Êtes-vous intéressé à en faire encore ?"
--"Bien sûr, j'en mange !"
--"C'est le ciel qui vous envoie! On veut s'informatiser depuis longtemps, mais on n'a pas les moyens de se payer un professionnel. Soyez le bienvenu !"

J'y ai produit des bases de données pour répondre aux besoins de la Conférence et j'y ai installé un réseau. Après trois mois de presque plein temps, on a entreprit l'implantation du système et la formation du personnel. Je continue ce bénévolat depuis plus de dix ans, et ces bases de données sont maintenant utilisées dans une quinzaine d'autres Conférences-Vincent-de-Paul.

J'ai aussi réalisé et vendu à des clients quelques autres produits informatiques . Si bien que je fais de l'informatique autant sinon plus que lorsque j'étais sur le marché du travail. Entre temps, j'ai aussi fabriqué deux chaises berçantes pour compléter les meubles de salle à dîner que j'avais construits vingt ans plus tôt, ainsi qu'un lit et des meubles pour la chambre de Théo. Pour moi, c'est le secret pour rester en santé et en vie durant la retraite. Être actif, avoir des projets et des défis. J'espère pouvoir garder ce régime longtemps. Et j'ai toujours pris soin de développer parallèlement des habiletés manuelles et intellectuelles.


Chapitre 9.

Quand je regarde en arrière le chemin parcouru, je me rends compte que j'ai changé. Et pas à peu près. Passer d'un plan de vie préprogrammé vers la prêtrise, à une vie d'activités professionnelles et à une vie familiale, via une transition de libération difficile à apprivoiser, ça oblige à réfléchir. La libération, ça ne vient d'un seul coup. C'est un cheminement ardu. Deux pas en avant, un en arrière. J'ai beaucoup réfléchi sur ce qu'est la vie, sur la place qu'a occupée la religion dans ma vie, et sur le conditionnement social que j'ai vécu. Aucune réponse n'est évidente.


Pendant un certain nombre d'années, j'ai ressenti de la rancœur. Je veux revenir sur ce que j'ai vécu au Grand Séminaire. Sur cette affirmation que ce que j'éprouvais était l'œuvre du diable qui essayait de me détourner de la voie qui m'était tracée. C'était de la manipulation pure. Mais quand on est sous le coup de la domination des consciences, on ne peut que s'incliner. Par contre je ne peux pas en vouloir aux personnes qui ont véhiculé cette manipulation. Elles-mêmes en étaient victimes. Malgré tout, je ne peux pas croire que certains "maitres de vérité" n'étaient pas conscients de ce qu'ils faisaient. Ce ne peut être l'effet du hasard que toutes les religions fassent de la domination des consciences. C'est flagrant chez les islamistes et on en voit le résultat. Dans l'Église catholique, c'est plus subtil, mais c'est aussi présent. Seulement un exemple: pourquoi ce "Commandement de L'Église" qui ordonne d'assister à la messe tous les dimanches sous peine de péché mortel, sinon en vue du sermon qu'on y présente, afin d'entretenir l'affirmation de la Vérité… J'en aurais beaucoup d'autres comme celle-ci, mais ce n'est pas le lieu ici.

Au cours de mes premières années de vie laïque, mes perceptions religieuses étaient encore pas mal mêlées. J'avais vaincu la peur de l'enfer, mais cette victoire elle-même m'amenait à reconsidérer d'autres affirmations qu'on nous avait enseignées comme était vérité à toute épreuve. D'où vient la justification de ces enseignements ? Qui peut affirmer ce qui est vérité ou erreur ? Un édifice bâti sur la peur résiste bien difficilement quand la peur n'est plus là. Mais ce n'est pas tout d'admirer l'écroulement. Il faut refaire ses convictions sur d'autres bases.

Je me suis progressivement rendu compte que pour voir clair dans mes perceptions, il fallait que je les écrive. Les idées ont germé lentement dans mon esprit de façon confuse, et puis un jour j'ai constaté que j'étais prêt. Et j'ai commencé à écrire "Croire ou ne pas savoir" . J'ai écrit 90% de ce texte d'un seul trait. Les idées s'enchainaient toutes seules et la lumière apparaissait de plus en plus claire au fur et à mesure que j'écrivais. A la fin du cheminement que ce texte m'a fait parcourir, j'ai remplacé le mot Foi par le mot Espérance. C'est-à-dire que j'ai fait le ménage dans les idées reçues et affirmées, et que je me suis orienté vers une perception de la vie basée sur l'Espérance plutôt que sur la Foi. En clair, cela veut dire que je ne suis pas Croyant, mais Espérant.

Espérance au sens d'une confiance ouverte, sans attente préconçue, en ce vers quoi la vie voudra bien me conduire. Faire confiance à la vie parce que cette vie m'a été donnée comme un cadeau gratuit et non attendu. Alors pourquoi vivre dans l'anxiété face à ce qui pourra advenir à la fin. Ce texte fut le couronnement de ma libération. Ce que j'ai découvert au terme de ce texte, c'est la sérénité, la paix intérieure. Bien sûr, je n'ai pas trouvé de réponses aux questions existentielles de la vie. (D'où je viens, où je vais, et pourquoi). Je préfère dire "Je ne sais pas", plutôt que d'accepter une "Vérité" que je ne peux pas vérifier. Alors, j'ai décidé de faire confiance à la Vie et espérer découvrir la réponse à ces questions quand j'arriverai à l'Échéance.. Combien de temps me reste-t-il à vivre ? Peut-être encore plusieurs années, peut-être seulement quelques unes, quelques mois, quelques jours…Une chose est certaine, c'est que tôt ou tard, la fin viendra. Quelle importance la date de l'échéance….J'ai trouvé la sérénité. Est-ce que je maintiendrai la même sérénité quand ma vie arrivera à sa fin ? J'ose l'espérer. Et je souhaite à ceux qui me liront de la trouver plus tôt que je ne l'ai fait.